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Récit : texte et vidéo
C'était dans les temps anciens, alors que le roi Guillaume gouvernait la Normandie, et l'île d'Angleterre qu'il avait gagnée et faite sienne par la force de son épée, et avec l'aide de ses hardis compagnons Normands.
Maintenant belle et riche à souhait, la ville de Caen était bien petite encore : à peine venait-elle de naître. Mais le roi, qui grandement l'aimait, y avait fait élever de belles églises, des abbayes, et un château-fort où volontiers il venait se reposer des fatigues de la guerre.
Car c'était un rude batailleur que le roi Guillaume. Toujours l'épée au poing, toujours chevauchant par monts et par vaux, on le voyait guerroyer sans trêve, tantôt contre celui-ci, tantôt contre celui-là, à cette seule fin d'agrandir ses domaines.
Or, vous saurez qu'il n'y avait dans ces vieux temps d'autre domaine que celui conquis ou défendu par l'épée, d'autre loi que la loi du plus fort, du plus vaillant. On voyait alors plus de halliers que de champs fromenteux, plus de friches et de marais que de grasses prairies, et toute la terre appartenait aux seigneurs, et avec la terre la cabane du paysan et le paysan lui-même.
Race dure et farouche, ces seigneurs. Ils n'aimaient rien tant que la guerre et la chasse ; leur seule occupation était de courir sus aux fauves, de s'entre-détruire, de piller, de saccager partout. Des loups plutôt que des créatures du Bon-Dieu. (1)
Tout tremblait devant eux, mais tous tremblaient devant le roi Guillaume, qui n'accordait merci ni pitié à qui peu ou prou l'avait offensé. Fort et puissant, il était aussi élevé au-dessus des forts et des puissants que le chêne orgueilleux au-dessus du saule tremblant.
Mais, autant on le redoutait à cause de sa colère si prompte à s'enflammer, si tardive à s'apaiser, autant on aimait la reine Mathilde, sa fidèle compagne. C'était une princesse craignant Dieu, et soumise à son rude époux.
Belle de corps, généreuse de coeur, douce comme l'enfant au berceau, elle était compatissante au pauvre monde, et toujours sa main lui était libéralement ouverte.

C'est beau et plaisant, dit-on, la cour d'un roi et magnifique était celle que Guillaume tenait dans sa bonne ville de Caen, lorsqu'il venait de par de là la mer avec nombreuse compagnie de soldats, de pages et de varlets. Ce n'était alors que fêtes, chevaux piaffants, joyeux tumulte et bombances. L'or et l'argent pleuvaient partout à foison au grand contentement du pauvre monde, qui trouvait à glaner à la fois plaisirs et profits.
Guillaume est de retour d'Angleterre; il arrive dans tout l'éclat du triomphe. Mais plus de gais carillons égrenés au loin sur l'aile de la brise pour saluer sa bienvenue ; plus de cloches en branle sonnant à toutes volées. Elles ne sont pas muettes pourtant, mais tristes, plaintives, et c'est un glas funèbre qu'elles tintent lentement. Plus de fanfares de victoire, ni de joyeux noëls dans le populaire ; partout la douleur et les larmes, partout des soupirs et des gémissements se mêlant à la voix plaintive des cloches.
C'est qu'elle va passer de vie à trépas, la reine Mathilde, fauchée dans sa fleur par la main du bourreau.
Etre jeune, reine, et mourir ! Quel sort affreux ! Mais périr par la volonté de son époux, sous la hache du bourreau, abandonner ses pauvres enfants, des orphelins bientôt ! Ah ! c'est mille fois endurer le trépas !

Les méchants sont comme la mauvaise herbe, qui pousse partout et en tout temps ; c'est une race maudite, qui a commencé avec le monde, et ne finira qu'avec lui.
Or, parmi les fiers barons de Guillaume, il y en avait un, âme perverse, vrai fils de Judas, qui répondit à ses bienfaits par l'ingratitude la plus noire.
C'était l'intendant du roi qui avait placé toute sa confiance en lui, et l'avait comblé de richesses. Honneurs, terres et châteaux, puissance, rien ne manquait à ses désirs ; mais ses désirs montaient plus haut encore. Il se nommait Grimoult. Que la malédiction s'attache à son nom et le flétrisse à jamais, car c'est celui d'un traître !
La reine était aussi avenante au regard que la rose fraîchement éclose ; le baron en fut énamouré ; il osa lever les yeux sur sa souveraine, la femme de son bienfaiteur. Mathilde avait l'âme aussi pure que la pure lumière du ciel, et les hommages du baron furent méprisés. Une rage affreuse s'alluma dans le coeur de Grimoult, son amour se retourna en haine, et il résolut de perdre Mathilde, autant pour satisfaire sa vengeance que pour se mettre à l'abri des révélations de l'épouse outragée.
Et Guillaume abusé à son retour par ses faux rapports, crut que la reine avait manqué à ses devoirs d'épouse chrétienne, et dans la terrible colère qui s'alluma dans son âme il refusa d'écouter aucune parole de justification. Il aima mieux ajouter foi aux apparences mensongères qu'aux larmes, aux protestations de sa femme, et il commanda de la mettre à mort.
Tous les coeurs furent frappés de crainte et d'horreur : nulle voix n'osa s'élever en faveur de Mathilde.
D'aucuns disent, est-ce possible, grand Dieu ! que dans sa fureur il la traîna au travers des rues de la ville de Caen attachée par ses longs cheveux blonds à la queue d'une cavale, et que la Rue Froide témoigne encore par son nom des frissons de la pauvre victime.
Écoutez ce que dit la chanson :
Quand est arrivé sur la place
L'gros roi Guillemot attendait
Tout près d's'en aller en chasse
Son noir genêt qu'on habillait.

Au genêt par trois noeuds il l'attache.
Et ses mains par trois noeuds aussi.
Partout où avec elle il passe,
Les mouches vont boire après lui.

Sire ! c'est pitié qu'à la mal'heure,
Ai rougi l'gazon du chemin
Avec mon pauvre sang qui pleure
D'couler sans vous servir à ren.
C'est le frais avril, alors qu'abeilles commencent à butiner, que fleurettes naissent aux champs, feuilles aux ramées, nids et gazouillements d'oiseaux partout. Tout s'épanouit, tout chante et tout rit; il fait bon vivre, et voilà que la reine Mathilde va mourir, dire adieu à la lumière du ciel pour ne la revoir jamais plus.
A genoux sur la terre humide d'un cachot aussi noir que la tombe, la pauvre femme, en proie aux affres de la mort, frissonne d'angoisse, et se recommande à la Sainte-Vierge et aux saints. Elle prie Dieu, non pour elle, car forte de son innocence elle sait que sa mort sera un martyre, mais elle invoque Dieu pour ses enfants désormais sans mère, pour son mari qu'animent les fureurs d'une aveugle jalousie, et son coeur meurtri laisse couler ce qui lui reste de larmes.

Elle se lamente, l'infortunée, mais pensez-vous qu'il repose tranquille celui qui fait couler ses larmes comme l'eau des ruisseaux, et médite de faire répandre son sang.
Non, Guillaume sur sa couche s'agite péniblement dans ses remords, car, avec tels hôtes jamais n'habite le repos, et c'est en vain qu'il demande au sommeil l'oubli de son crime.
Son crime ! sans cesse ses songes troublés le lui remettent sous les yeux ; sans cesse il revoit sa femme se jeter à ses genoux, protester de son innocence, demander d'une voix si plaintive, et avec des paroles si touchantes, sinon justice pour elle, pitié au moins pour ses pauvres enfants, qu'au fond de son coeur Guillaume entend crier : - Père, père, qu'as-tu fait de notre mère ?
Ce qu'il en a fait, chers innocents ! La victime qu'attend le bourreau, et dont l'ensevelisseuse coud déjà le linceul.
O Dieu ! Dieu juste ! Dieu protecteur des faibles et des opprimés ! laisseras-tu accomplir cet abominable forfait ?
Ah ! ne le pensez pas. Dieu jamais n'abandonne les siens, et devant le souffle de sa colère vont s'anéantir le coupable et le complot.

Guillaume s'agite dans ses remords ; mais pendant que s'écoulent lentement les heures silencieuses de la nuit, une voix se fait entendre dans le tumulte de son âme qui peu à peu s'apaise. C'est sa conscience qui parle, sa conscience qui lui crie : Si Mathilde était innocente ! Et soudain, aussi rapide que la flèche ailée, un doute plein d'angoisse vient lui transpercer le coeur. Se peut-il qu'elle ait trahi son amour, trahi la foi jurée, celle qui tant l'aima ?
Il va le savoir sur l'heure.

Déjà, dans l'aube blanchissante, pâlit et s'efface l'étoile du matin ; heureuse et gaie, l'alouette s'élance d'une aile légère des sillons bruns vers les champs de lumière.
Mais jamais rayon matinal ne vient s'égarer dans la nuit du cachot, et Guillaume, une lampe à la main, descend lentement l'escalier noir et profond du donjon.
Quoi ! tu trembles donc aussi, Roi puissant, toi devant qui tous tremblent ; et comme le léger fuseau, trop lourd encore pour les doigts débiles de l'aïeule, ta lampe vacille en ta forte main. Ton coeur orgueilleux, ton coeur inflexible connaîtrait-il enfin la peur ?
Ce n'est pourtant qu'une faible femme à demi morte déjà que tu vas chercher aux entrailles de la terre.
Tu trembles, mais ce n'est pas le sacrilège qui t'effraie ; puisque tu n'as pas craint de revêtir les habits d'un serviteur de Dieu pour surprendre la confession dernière d'une condamnée, entendre l'aveu de sa faute.
Un aveu ! non ; c'est la confession d'une sainte qu'il entendit ; des preuves de l'innocence de sa victime qu'il recueillit, son anneau de fiançailles qu'elle lui remit.
Guillaume était rude, mais le cri de la conscience d'une pauvre femme, outragée dans son honneur, eut un tel accent de vérité qu'il pénétra jusqu'au plus profond de cette âme fermée à la pitié et y porta la conviction.
Fou de douleur, le coeur navré par le repentir et la honte, le roi pleura longtemps ; il se reprocha amèrement d'avoir si cruellement meurtri ce joli corps, où battait un coeur fidèle. Il demanda pardon à celle qu'il avait offensée, pardon à Dieu.
Fou de colère, il jura par la splendeur du ciel de n'avoir repos ni trêve qu'il n'eût tiré vengeance du traître qui l'avait abusé.
Malheur ! malheur à lui ! la punition est prochaine ! et la punition sera implacable, car elle est aux mains du terrible Roi Guillemot.

Voyez-vous là-bas, sur la route poudreuse, ce cavalier qui fuit éperdu, de toute la vitesse de son cheval, vers le Pays de bas ? (2)
Ce cavalier c'est le traître, c'est Grimoult qui regagne son repaire comme le renard sa tanière, et va y cacher son crime et sa honte, se dérober au châtiment mérité.
Et bien loin derrière lui, ce point que l'oeil perçoit à peine au fond de l'horizon, et qui semble un léger nuage soulevé par le souffle de l'air dans la poussière du chemin ? Ce point, il avance, il grossit, il semble voler en rasant la terre comme un tourbillon que traverseraient des reflets d'acier. C'est, le Roi animé de chaude colère, c'est une troupe rapide de cavaliers, plus acharnés à la poursuite de Grimoult qu'une meute ardente sur la voie d'une bête fauve.
Comme ils courent vite ! et comme sous les coups pressés de l'éperon les chevaux bondissent, les naseaux fumants, s'allongent et dévorent l'espace en faisant feu des quatre pieds.
Mais les voilà qui s'arrêtent, au pied de cette haute colline qui se mire dans l'eau tranquille de la Grande-Rivière (3) et reviennent lentement sur leurs pas, courbés sur l'arçon de la selle. Ils ont perdu les traces du fuyard et les cherchent dans la poussière du chemin.
Guillaume se redresse sur ses étriers, regarde par amont, regarde par aval, dans les champs et les prés d'alentour. Rien ! Pas plus de trace du fuyard que n'en laissent les ailes légères de l'oiseau traversant l'espace azuré. Guillaume descend de cheval, écoute l'oreille collée à la terre : la terre est silencieuse. Malédiction ! Grimoult va-t-il échapper à sa vengeance ?
Non. La vengeance de Dieu poursuit le traître, et voilà que Guillaume s'écrie: - « Soient loués Dieu et la sainte vierge ! voici une pâtoure qui là paît ses brebis. - « Hola ! Bergère, hola ! as-tu vu passer le fuyard ? - « J'ai vu un cavalier courant à bride avalée, passer comme un éclair et traverser la rivière, » et de la main la bergère montrait le gué de la Mousse (4). - « Bonne nouvelle ! s'écrie le roi, je jure Dieu de faire élever sur la pointe de cette colline une chapelle à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ! (5)
Il dit, éperonne son cheval et crie : - « En avant ! en avant ! que la bonne Notre-Dame nous conduise. » Et de nouveau, champs, bois, coteaux fuient et disparaissent derrière eux.

Il court aussi le traître, car il se sent poursuivi, la terreur le talonne, et son cheval semble avoir des ailes. Mais voici que soudain, d'un violent effort, il l'arrête, se penche, essaie de comprimer les battements précipités de ses artères, écoute avec anxiété, aspire avidement tous les bruits !
Un frisson de terreur vient le glacer.... C'est.... oui, c'est le galop des chevaux qu'il a entendu ! Et une sueur froide vient le transir.
Non. Ce n'est que le pivert, qui de son bec frappe le tronc sonore des arbres, le tic-tac d'un moulin dans le vallon prochain.
Et il se remet à fuir à la pointe de l'éperon. Et le laboureur, en voyant passer cet homme effaré, emporté par un cheval blanc d'écume, le laboureur arrête sa charrue, se signe avec effroi, et le suit longtemps du regard.
Tout pensif il le suit du regard, le voit descendre la côte, remonter là-bas, et disparaître bientôt au tournant du chemin.
Un refuge ! C'est vers un refuge que court Grimoult, et c'est au milieu des bois du Plessis, derrière les murailles de son fort donjon qu'il va le trouver. Il se hâte, et ses éperons labourent les flancs saignants de sa monture, trop peu rapide à son gré.
Ah ! voici enfin le bois, et là-bas les solides créneaux, le refuge, le salut !
Pas un souffle n'agite l'air ; l'oiseau joyeux babille dans la feuillée immobile. Le maudit se précipite dans le verdoyant sentier ; il va pouvoir ralentir sa fuite effrénée, reprendre haleine enfin. Vain espoir ! Tout à coup les vertes ramées s'agitent, et d'elles-mêmes se mettent à baller comme sous le souffle de la tempête, se renversent de chaque côté, et tellement se courbent à ras de terre, qu'un petit riot n'eût pu s'y dérober aux yeux perçants de l'autour. Et, pareil au faucheur debout au milieu des javelles couchées sur le sillon, ainsi apparaît Grimoult aux yeux de ceux qui le poursuivent.
En mémoire de quoi ce bois, qui a refusé son couvert au traître, s'est appelé depuis et toujours s'appellera le Bois-Ballant. (6)

Grimoult vient de le voir, il a contre lui la colère de Dieu, la colère des hommes: il est perdu. Désespéré, il se reprend à fuir, le frisson dans l'âme, le remords au coeur.
Il veut faire une courte prière ; ses lèvres restent muettes : il ne peut prier Dieu ; Dieu, qui a abandonné le traître, n'écouterait pas sa prière. Son saint patron ! Il ne peut faire appel à son saint patron, il renierait celui qui a trahi sa souveraine. Il n'attend plus aucune merci, car, vindicatif à l'excès, Guillaume est sans merci. Et le misérable baisse la tête, à bout de courage, à bout de forces.
Tout un monde de pensées amères lui traverse l'esprit comme un éclair. Il revoit sa jeunesse heureuse, ses jours passés si remplis d'espérances. Hier, baron superbe et hautain, ami et compagnon d'un roi, l'égal des plus puissants ; aujourd'hui proscrit, fuyant devant le bourreau. Et tout son corps frémit jusqu'au bout des ongles.
Oh ! ce pâtre grossier qui chante avec une heureuse insouciance, que n'est-il ce pâtre misérable et méprisé ! Oh ! s'il avait les ailes rapides de l'oiseau qui, là-bas, vole vers son nid !
Il s'irrite contre son cheval, que ralentît une fatigue extrême, et de la voix et de l'éperon il l'excite : il faut qu'il courre encore ou qu'il meure, qu'il courre toujours.

Fuis, couard, fuis ! Tu crois échapper au bourreau et tu cours au supplice.
Entends-tu ? entends-tu ces clameurs que t'apporte le vent du soir qui se lève ? Ce n'est plus le bec du pivert retentissant sur l'écorce des arbres, ni te tic-tac tranquille du moulin ; c'est le galop des cavaliers acharnés sur ta piste. Leurs cris de vengeance courent de la colline au vallon et déjà te devancent !
Ton coeur bat à te rompre la poitrine, et demain, à l'aube, ce coeur félon ne battra plus, ce coeur servira de pâture aux noirs corbeaux, tes os blanchiront sur l'herbe, jouets des animaux, effroi des pâtres, et jamais, non jamais, une main amie n'osera leur donner la paix d'une tombe chrétienne. Vivant, tu es maudit ; mort, tu seras maudit !

C'en est fait, Grimoult ne peut plus lutter de vitesse, les voilà ! C'est à la ruse qu'il va demander son salut, et comme le fauve qui rompt la voie devant la meute, il se lance dans un vallon, à travers prés et marais.
Mais un obstacle vient arrêter son cheval, un faible talus seulement que naguère il eût franchi sans peine. Grimoult l'éperonne avec furie, mais, sans souffle et sans force, le cheval refuse de s'élancer. Désespéré, le félon saute à bas de sa monture, et se met à courir éperdu vers la bruyère, dont il voit le sommet se dresser là-haut, dans les ombres du soir.
A peine a-t-il disparu qu'arrivent Guillaume et ses compagnons galopant courbés sur la selle et suivant avec ardeur ses traces. - « Voilà les pas de Grimoult, » s'écrie l'un d'eux montrant du doigt l'empreinte profonde laissée par les pieds du traître. Pourquoi cet endroit s'est depuis lors appelé : le pas de Grimoult. (7)
Et l'âpre poursuite recommence, et les cavaliers s'élançant sur les traces se perdent dans l'obscurité.

Comme il est beau, qu'il est doux le ciel étoilé, quand le croissant argenté apparaît à l'horizon, enveloppant amoureusement la terre de ses molles et vaporeuses clartés. Tous les bruits du jour se sont éteints peu à peu et l'haleine embaumée des vents semble la calme respiration de la terre endormie. C'est l'heure silencieuse où les feuilles se taisent dans la nuit naissante, où tout est paix et recueillement, où l'âme apaisée s'élance vers son créateur.
Mais écoutez ces clameurs d'une joie farouche venant troubler le repos solennel de la nuit, ces cris de triomphe, véritables rugissements de bêtes fauves !
C'est qu'il ne court plus le félon ! il vient de tomber aux mains de celui qu'il a si cruellement trahi.
Après rude chasse et bruyant hallali, la curée ; car ce fut chaude et terrible curée, telle que jamais on n'en vit pareille.
Grimoult est étroitement lié au tronc d'un chêne, et c'est en vain qu'il confesse son crime, en vain qu'il crie merci, implore la pitié. Il n'y a pour lui pitié, merci, ni répit. Il est condamné ; la justice sanglante va s'accomplir à l'heure même.
Tous les bruits s'étaient de nouveau apaisés dans la nuit sereine, lorsque soudain un long cri d'angoisse, aigu, prolongé, glaçant de terreur, alla réveiller au loin les campagnes endormies. Puis ce furent des plaintes déchirantes, des prières désespérées, suivies d'imprécations et de blasphèmes.
Et la lune paisible éclaira de ses tendres et vaporeuses clartés une scène d'horreur que la nuit eût dû ensevelir dans ses plus ténébreuses profondeurs.
Un homme debout, les bras retroussés, un couteau de bois à la main, (8) car le tranchant de l'acier eut été trop doux pour le condamné, un homme écorchait vif le misérable qui se tordait de douleur dans ses liens serrés ; et la peau tombait de ses membres rougis comme un linge trempé dans du sang.
Rouge était le couteau de bois, rouges aussi les mains, les bras et les vêtements du bourreau, et sous les rayons de l'astre nocturne l'herbe scintillait d'une rosée vermeille... Assez ! La langue se refuse à raconter ce qu'alors virent les yeux, et rien qu'à y penser le coeur frémit de dégoût et d'horreur.
Le crime de Grimoult demandait vengeance, mais trop féroce fut la vengeance ; pourtant elle ne put assouvir le courroux de Guillaume.
Dépouillé de sa peau, et le corps nu, Grimoult, vivant encore, et endurant encore son affreux martyre, fut tiré à quatre chevaux. Ses membres dispersés devinrent à l'aube la proie des bêtes sauvages, et son coeur, arraché tout chaud de sa poitrine, et attaché aux branches d'un chêne, servit de pâture aux corbeaux. Chose plus horrible s'il se peut, la peau du misérable servit de sanglant trophée à Guillaume. Jetée sur le dos de son cheval, elle servit de housse à la selle durant son retour. (9)

Telle est la légende du Marsyas Normand. Guillaume avait puni un crime autrement grave que celui du Phrygien victime d'Apollon. Cependant le repentir le prit, et plus tard il fit élever une chapelle sur la bruyère qui avait vu accomplir l'atroce supplice ; comme la bruyère elle porta le nom du Corps-Nu (10) ; et la source dont l'eau, pure jadis, servit à laver les mains et les bras souillés de sang du bourreau devint le ruisseau de Mains-Sales. (11)



Vidéo de Gilles Pivard racontant cette légende.




Notes:
ces notes proviennent du récit original (voir la page Bibliographie), mais celles repérées avec (*) sont personnelles.
  • (1) Nous avons dû respecter, même dans ses préventions empreintes d'une évidente exagération, les sentiments de haine que manifeste la légende contre le régime féodal.
  • (2) Le Bocage.
  • (3) L'Orne.
  • (4)(*) Aujourd'hui Pont de la Mousse.
  • (5)(*) La Chapelle de Bonne Nouvelle est située sur la commune de Esson.
  • (6) Ce Bois-Ballant, est depuis longtemps défriché et cultivé tout en conservant son nom traditionnel.
    (6)(*) Aujourd'hui à l'ouest du Plessis-Grimoult il existe un lieu-dit "Le Bois des Balles".
  • (7) Cet endroit s'est appelé le "pas de Grimoult", à St-Jean-le-Blanc, mais porte maintenant le nom de "pas de Saint-Germain", sans que l'on sache pour quelle raison avait eu lieu ce changement d'appellation. Mais la tradition affirme toujours que c'est là que Grimoult laissa l'empreinte de ses pieds en sautant à bas de sa monture.
    (7)(*) Aujourd'hui à Lassy il existe la "Voie communale n°50 dite du Pas Germain", près du ruisseau le Halgré, lieu-dit Halbret.
  • (8) Le détail du couteau de bois est rapporté dans tous les récits de cette sanglante légende.
  • (9) Cette croyance est généralement répandue dans les campagnes environnant la bruyère. Des paysans affirment que la housse du cheval du monument de Guillaume, à Falaise, figure la peau de Grimoult.
  • (10)(*) La Chapelle du Corps-Nu, sur la commune de Montchauvet, est en ruines et on trouve deux hameaux avec ce nom (la Chapelle au Cornu et le Cornu) sur la bruyère à l'intersection des communes de Lassy, Montchauvet, Estry et Montchamp.
  • (11)(*) Aujourd'hui le ruisseau des Mains Sales s'appelle le Halgré et se jette dans la Druance à St-Jean-le-Blanc.


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